Vincent MARAN
le 31/01/09
Nous avons la chance ici de pouvoir mutualiser les différents réseaux et compétences avec lesquels nous sommes en lien.
J'avais sollicité Yves MÜLLER, qui m'a fait parvenir un certain nombre d'infos originales, et qui s'est exprimé ici, et j'ai également sollicité Jacques PELORCE, dont on connait aussi les compétences en malacologie, et qui a contacté un spécialiste de ce groupe.
Voici ci-dessous la réponse de Jacques (en italique), qui inclus celle de son ami spécialiste.
Je les remercie ici grandement tous les deux.
(Et je me rends compte que tout ça ne donne pas la réponse à la question d'Hervé, mais on l'aura sans doute...)
Mon ami spécialiste m’a répondu sur ta « bête », tu verras dans sa réponse que les xylophages sont une grande famille avec plusieurs genres et de nombreuses espèces dont l’identification ne peut se faire souvent que sur les parties molles :
En résumé, la "bête" photographiée est une Teredinidae, c’est-à-dire un taret au sens strict. Elle appartient peut-être au genre Nototeredo, et correspondrait donc alors à Nototeredo norvagicus (Spengler, 1792), une espèce relativement commune sur nos côtes.
Réponse entière : « Il faut dire que les clichés sont un peu surprenants pour moi qui n'ai pas une grande expérience des Pholadoidea sur le vif et "tout nus" c'est-à-dire avec leurs parties molles dépouillées de leur emballage de bois et de calcaire... L’identification que je peux proposer sera donc en partie peu précise, juste une sorte d'orientation générale par rapport à ta question.
On peut évidemment se demander s’il s’agit d’une
Xylophaga (une Pholadidae atypique) ou d’un simple taret (Teredinidae), ces 2 groupes présentant des adaptations convergentes à la xylophagie. Pour le déterminer, j’ai utilisé les travaux de Ruth TURNER (la défunte "papesse" des Pholadoidea). Comme support concret, je te joins une vue comparée de l’anatomie générale des Pholadidae et des Teredinidae, scannée dans la contribution de Turner du volume N-6 (2) de l’incontournable traité de Moore ! Pour les espèces européennes de l’Atlantique, Tebble (1966) m’a semblé plus utile que Hayward & Ryland (1995).
Voici comment je vois les choses :
Sur les 3 photos reçues, on voit l’extrémité postérieure de l’animal avec, en bas et à gauche, 2 siphons qui émergent d’un renflement annulaire, le "collier siphonal" (correspondant à l’extrémité postérieure du manteau). Sur la photo DSC_40209 [...], les siphons dont l’extrémité est rosée apparaissent superposés et relativement contractés, alors que sur le cliché DSC-40189, ils sont plus allongés et libres sur environ la moitié de leur longueur ; de plus, on remarque sur ces clichés que le collier siphonal est réduit au milieu de sa partie "supérieure", ce qui souligne le plan de symétrie du corps de l’animal (il doit lui correspondre à l’extrémité antérieure du corps le plan de commissure des valves).
Ces observations préliminaires permettent d’orienter correctement ces vues partielles de l’animal et autorisent ainsi l’interprétation des 2 structures blanchâtres calcaires s’étendant le long des côtés droit et gauche de la base des siphons et s’insérant dans le collier siphonal. Ces pièces accessoires correspondent bien aux « palettes », structures caractéristiques des Teredinidae. En effet, les
Xylophaga n’en possèdent jamais, et c’est une des raisons qui les font ranger dans la famille des Pholadidae et non des Teredinidae (contrairement à ce qu’écrivent Hayward & Ryland).
Pour une identification plus précise (genre ou même espèce), je ne me sens pas très sûr de tirer de ces clichés des conclusions certaines. Si ton ami avait « bocalisé » la bête entière, ce serait plus simple car il y a de bons caractères anatomiques différentiels. On peut aussi utiliser les petites valves localisées à l’extrémité opposée du corps (quoique avec précaution car elles sont souvent très variables) ainsi que les palettes, très utiles à la détermination ; malheureusement, il est généralement indispensable de les examiner "sous toutes les coutures". Ici, je ne vois à priori que queques caractères potentiellement intéressants des siphons et palettes pour une éventuelle reconnaissance parmi les genres les plus courants en Europe (
Bankia, Lyrodus, Nototeredo, Psiloteredo, Teredo et Teredora). Voici sous toutes réserves quelques réflexions :
-
Bankia a des palettes très caractéristiques, formées de nombreuses pièces distinctes emboîtées en cône
- chez
Lyrodus, les palettes montrent un "chapeau" corné brun au sommet
- les siphons de
Teredo sont généralement séparés, mais le sommet des palettes est plus ou moins fourchu (et la limite entre "lame" et "manche" est nette)
- les siphons de
Teredora sont entièrement soudés
- les lames des palettes de
Nototeredo et
Psiloteredo paraissent plus ou moins en continuité avec le manche, s’amincissent à leur extrémité émoussée (leur structure est nettement différente, mais on ne peut le voir sur ces clichés)
Je pencherais donc pour l’un de ces 2 derniers genres, qui me semblent à priori convenir le mieux pour ce spécimen. Comme les siphons de
Psiloteredo seraient unis sur la plus grande partie de leur longueur, alors que ceux de
Nototeredo ne le sont que sur la moitié de leur longueur, ce dernier me paraît plus vraisemblable ici. Si cette détermination générique est correcte, alors il s’agirait de
Nototeredo norvagicus (Spengler, 1792), seule espèce de l’Atlantique européen (à ma connaissance). Mais ce n’est évidemment pas ce que j’appelle une "vraie" détermination...
En résumé, la "bête" photographiée par ton ami est une Teredinidae, c’est-à-dire un taret au sens strict. Elle appartient peut-être au genre
Nototeredo, et correspondrait donc alors à
Nototeredo norvagicus (Spengler, 1792), une espèce relativement commune sur nos côtes.
La taille de l’animal ne doit pas étonner ton ami, des dimensions de 30 à 60 cm sont fréquentes chez les tarets. Comme leur corps est bien charnu et qu’ils prolifèrent dans le bois, on les consomme dans certains pays tropicaux (il parait que c'est très bon, mais je n'en ai jamais goûté ; par contre, les pholades (
Pholas dactylus), c'est vraiment délicieux...). En Thaïlande, on plante même des pieux dans la mer depuis des temps immémoriaux pour les cultiver, ce qui représente l’un des plus anciens exemples connus d’aquaculture au monde !»
Voila la réponse que l’on peut apporter avec tes photos, s’il est vrai que le prélèvement d’animaux vivants n’est pas conseillé, dans la majorité des cas des petites espèces ou des espèces à habitat confidentiel l’identification ne peut être faites qu’avec l’étude des parties molles de l’animal. Le prélèvement de quelques spécimens n’est jamais un drame pour une espèce déterminée, les prélèvements à des fins alimentaires ou de « curios » sont autrement plus dévastateurs comme la pollution du milieu qui détruit tout sur une surface importante.
Il y a un programme de Muséum de Paris qui est en train de se mettre en place pour constituer une banque de données sur les mollusques européens. Il s’agit d’effectuer des prélèvements d’animaux vivants du plus d’espèces différentes possibles, si possible d’avoir la photo de l’animal in-situ, conserver l’animal dans l’alcool pour ensuite faire ce qu’ils appellent le « barecoding » de l’espèce, c'est-à-dire une analyse génétique qui permet de déterminer l’espèce et ses variabilités génétiques.
Ils sont en train de se rendre compte que l’étude des coquilles et des animaux telle qu’elle était pratiquée jusqu’à présent ne suffit pas à déterminer avec certitude les différentes espèces et que des espèces jusqu’à présent unique sont divisées en deux voire plus et que ce qui était identifié jusqu’à présent comme 2 ou 3 espèces distinctes ne sont en fait qu’une unique espèce polymorphe. Ces résultats proviennent des premières analyses génétiques effectuées de part le monde. Lors des expéditions scientifiques maintenant il y a un atelier de barecoding qui isole un ou plusieurs spécimens de ce qui est supposé être une espèce, photographie les animaux vivants puis stocke des parties molles en vue de l’analyse génétique tout en conservant précieusement le lien avec les photos et les coquilles.
Voila comment une simple photo de taret peut conduire à un message d’une longueur inhabituelle !
Amitiés
Jacques
PS : ton taret est certainement celui qui a causé la perte de la Grande Armada il y a quelques siècles quand l’Espagne a voulu envahir l’Angleterre !